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    Nouvelles de danse Huntrs.dev Mars 31, 2020

    NDD#82 – Pratiquer le Contact Improvisation: un training contre la peur ?

    Par Alice Godfroy

    Ce texte a été composé pour le Teachers meeting du ContactFestival Freiburg 2019. Daniela Schwartz, l’une des organisatrices, m’a invitée à partager très librement, à l’assemblée internationale des pédagogues réunis à cette occasion, quelques (Re)Flexions sur ce qui m’interroge et m’anime dans ma pratique du Contact Improvisation. J’ai accepté avec plaisir, aussi parce que Daniela m’a permis de produire autre chose qu’une réflexion académique. J’ai décidé d’écrire et de lire une proposition personnelle mi-réflexive mi-poétique sur ce qui me semblait à la fois présent et absent dans la pratique et la transmission du CI, à savoir : notre rapport à la peur. Et plus encore : sur les outils potentiels que la pratique nous offre pour faire face aux peurs de notre présent.

    Qu’as-tu à dire aujourd’hui à autant d’enseignants de CI ? Je ne sais pas.

    Le CI ne répond pas. Il pose beaucoup de questions.
    Il ne m’apprend pas à répondre, mais à savoir poser des questions
    dans le bon sens
    c’est-à-dire le sens inverse du bon sens
    c’est-à-dire l’autre sens – au-delà du haut et du bas, du je et du tu, et de toutes les dialectiques du maître et de l’élève.

     

    Quelle est ta place dans le CI ?
    Je ne sais pas. Latérale peut-être. Orthogonale parfois.
    Je ne sais pas cela, mais saurais dire : quelle est la place du CI en moi.
    Certains en font un moment de leur parcours, un passage duquel l’on ressort. Il s’agit pour moi d’une source continue – c’est-à-dire qui continue de me toucher, de me questionner, de me nourrir.
    Parmi les pratiques que nous choisissons et qui nous font en retour au quotidien, le Contact est pour moi la pratique la plus centrale, parce que la plus transformative. Celle qui a le plus gros potentiel de transformation de soi.

     

    Que cherches-tu à dire ?
    Baptiste Morizot a écrit : « On ne change de métaphysique qu’en changeant de pratiques ». Et il y a dans la pratique du CI quelque chose qui éveille, fabrique et sédimente de nouvelles ontologies : d’autres façons d’être avec, de se porter soi, d’habiter d’autres corps, de se laisser coloniser par d’autres gestes, d’être meute, de devenir matière, de se décentrer de sa position égotique, de se subjectiviser autrement. D’être pluriel.

     

    Pourquoi poses-tu les questions et y réponds-tu toi-même ?
    Peut-être un autre trait de la pratique. Un autre biais par lequel nous apprenons à muscler nos facultés d’auto-observation. A force de me plier sur moi-même comme une torche qui fouille dans le noir, qui traque les micro-vibrations de la sensibilité, qui piste les chemins d’habitude pour les faire débrayer, quelque chose naît qui me tutoie. Une voix intérieure qui est celle des aventuriers du dedans, que l’on retrouve dans les pratiques expérimentales du mouvement – celles que j’affectionne : le CI et la poésie. Paxton l’énonce ainsi : « Je m’espionnais moi-même. Je m’auto-piratais ». Pas différemment du poète Henri Michaux qui aura cherché toute sa vie durant à « devenir l’espion de [lui-même] ».
    La voix naît de ce pli : corps regardant corps, activité se retournant sur elle-même. Je suis cette pliure : la distance du je au tu, ni l’un ni l’autre, un différentiel
    qui m’autorise : je me dialogise.

     

    De là, deux choses m’apparaissent : un mode opératoire et une thématique.

    Un modus operandi

    Une proposition d’écoute : pouvez-vous activer en vous votre vigie – ce témoin intérieur, cette voix qui n’est pas un tour de tête (laissons tranquille notre cerveau, le pauvre, il a déjà bien assez de plis), mais une tournure du corps se pliant sur lui-même ?
    (vous êtes des experts en contre-espionnage)
    Pouvez-vous écouter ma voix extérieure avec votre voix intérieure, en observant les segments de plus ou moins fortes résonances. Où est-ce que cela coince ? cela coule ? cela chauffe d’opposition ? cela touche et affecte ?
    Je suis une voix – une nappe de mots mal dits – qui n’a aucune importance, si ce n’est celle d’éveiller la vôtre. Ecoutez la vôtre sous la mienne.
    Chacun sa stratégie : assis, allongé, debout, en mouvement ou immobile, les yeux ouverts ou fermés, proche ou lointain, camouflé ou exposé – organisez-vous pour que votre voix qui écoute soit à la fois la plus ouverte et la plus critique, la plus exigeante et la moins parasitée possible.

    Une thématique

    De quoi vous parler ?
    Flexion, re-flexion.
    Cette voix intérieure est un barrage contre les réflexes, les automatismes, les habitudes et ce qui semble aller de soi. Elle demande un effort : elle exige d’aller voir derrière, dans le plus fin de la granularité de l’expérience, là où l’expérience se découvre dans son équivocité, dans sa perplexité, dans sa complexité.
    Cette machine réflexive que l’on apprend – en s’espionnant – à affûter écarte de fait les jugements et les commentaires. Elle va à l’os de l’expérience, à même son opacité. Elle traque ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne comprend pas. Elle nous montre la difficulté, la première peut-être : la peur d’aller voir dans le noir, alors qu’il est si simple de danser toute en flexion, et sans aucune re-flexion.
    Peur et inconnu sont liés, intrinsèquement, en nous.

    Je voudrais soumettre à vos voix intérieures, à leur concert muet, l’hypothèse selon laquelle la pratique du CI est un training contre la peur. Plus précisément encore : l’hypothèse selon laquelle transmettre le CI est une façon radicale et efficace d’armer contre la peur.
    Ce prisme est une proposition de lecture de ce que nous faisons, qui m’interpelle ces jours-ci pour plusieurs raisons : la peur est rarement abordée de front. Elle est paradoxalement tue, alors qu’elle est au fond le carburant de notre pratique, ce que notre pratique vise à transformer – en copeaux de confiance. Elle est tue, alors qu’elle est le sentiment qui pousse le mieux aujourd’hui sur tous les terreaux contemporains, qu’elle est le signe pourrait-on dire de notre époque, et qu’elle est l’endroit où nous savons quelque chose, où nous pouvons faire & agir.

     

    Je me regarde. Je nous regarde. Nous vivons des jours de coton, légers de bienveillance, ensoleillés de confiance mutuelle, poussés par la joie de pratiquer ensemble et la promesse de belles danses à vivre, à voir vivre. Voilà qui est doux comme une île.
    Dans quelques jours, plus de deux cents danseurs nous retrouveront. Certains inexpérimentés. Certains, sous le chapeau mimétique de leur sourire, seront absolument terrifiés.
    Sur notre île de l’oubli.
    Nous pouvons être trompés par la faute de ce que nous avons acquis : danser avec une facilité désarmante et ne plus sentir d’où proviennent nos gestes.
    Bande de teachers que nous sommes.
    Qu’est-ce que transmettre ?
    Que fais-tu quand tu transmets ?
    Comment te méfies-tu de toi-même ?

     

    Moi, je me souviens. Je fais effort pour me souvenir de mon corps ignorant, pour entrer empathiquement dans les corps qui m’entourent, me laisser coloniser par d’autres puissances d’agir, activer en moi les forces de résistance de gestes débutants, émuler dans mon propre schéma corporel les corps de timidité, de maladresse, de rigidité que je vois et touche.
    Ma chance sur ce point : mon observatoire (mon tactilatoire ?). Je travaille depuis sept ans à transmettre le CI à l’université, à des étudiants qui sont débutants mais davantage : qui n’ont a priori pas spécialement envie de pratiquer le CI. C’est une joie, c’est un fiasco, c’est très aléatoire. Peu importe l’étrangeté de cette expérience, elle m’aura appris une chose : la peur que ressentent les autres est la matière première de ma transmission. C’est avec elle que je travaille. C’est elle que je travaille à travers les corps. Elle n’est pas réservée aux jeunes gens que j’accompagne, mais ceux-ci me font simplement le cadeau de rendre cette peur très directe, très perceptible.

     

    Il y a bien sûr les peurs déjà bien répertoriées : la peur de toucher, d’être touché / la peur de prendre et surtout de donner son poids/ la peur de perdre la face, d’être désorienté / la peur de chuter / etc.
    Mais regarde bien sous ces craintes massives : je crois qu’elles sont portées par d’autres angoisses moins connues, moins discutées, plus vastes et davantage ancrées somatiquement.
    Je les appelle des peurs porteuses comme des poutres maîtresses, des peurs aveugles comme des angles morts. Des peurs que l’on ne voit pas.
    Comme celle d’être libre.
    Comme celle de sortir des idéologies. Je reprends l’une puis l’autre.

     

    La peur d’être libre

    Le CI offre un cadre d’expérience, d’expérience improvisée, où s’exprime très spontanément la peur d’être libre. Or, le CI offre aussi ici une clef qui me semble très puissante : il ne s’agit pas par la pratique de transformer la peur d’être libre en joie d’être libre, mais d’abord en joie d’être absolument déterminé.
    Qu’apprend-on en effet en pratiquant ?
    Que nos questions ne sont pas des chaînes infinies. Qu’elles ne sont pas toutes relatives, prises dans des systèmes de relativité culturelle, contextuelle, féministe, etc. Que certaines aboutissent, se cognent sur un fond. C’est-à-dire qu’il existe des réponses substantielles et communément partagées aux questions possiblement les plus existentielles.
    Il y a un plaisir à ne pas douter de tout. Il y a un plaisir – hello Spinoza ! – à se savoir déterminé par des invariants :

     

    Je pense au sol et à son implacable réponse ;
    Je pense à la force constante de la gravité, qui s’exerce au milieu de tout le reste qui bouge et varie ;
    Je pense aussi à la dimension de notre corps comme masse, à sa qualité de matière. Masse, poids, leviers, équilibre de forces, momentum.

     

    Le CI me permet d’expérimenter ceci physiquement. Il me ramène par l’expérience à cette matière que je suis (aussi) (irréductiblement).
    Joie de réduire mon corps à sa seule dimension de masse physique (d’objet parmi les objets du monde) (d’objet soumis à ce titre aux mêmes lois physiques que le plus sourd des cailloux).
    Joie de goûter au déterminisme de la matière, et de jardiner cette absence de liberté fondamentale : comme avec son potager, ne pas lutter contre, mais faire avec.
    Disant cela, je ne fais pas l’apologie de l’aliénation à la matière, je ne défends aucun discours, je constate l’une des spécificités de notre pratique – celle qui consiste à chercher et expérimenter ce dénominateur commun qui nous fait complice de tous les existants. Notre destin de corps lourds, qui chutent dans le puits de l’attraction terrestre. Notre désir, à partir de là, de gagner une nouvelle forme de liberté, à même l’aliénation gravitaire & matérielle.

     

    Nous ne sommes pas libres, sursum corda, réjouissons-nous !
    Nous sommes joyeux d’avoir un socle commun minimal d’expérience.
    Joyeux de reconstruire notre gestosphère à partir de cette irréductibilité du corps-objet. Je veux dire : de ne pas construire du geste sur une idée, sur une esthétique, sur une tradition, mais à partir de la physicalité non humaine des corps, de la physicalité des choses.
Joyeux nous sommes de reconstruire nos gestes à partir de ce degré zéro, et à l’aide de nouvelles pratiques relationnelles, de nouvelles façons de s’attacher, de se détacher de l’autre, de faire corps par le toucher, et tous les degrés de son tact.
    Joie enfin de nous défaire de la responsabilité d’avoir à faire : de goûter comme un nourrisson, comme un véliplanchiste, comme un amateur de manèges, le plaisir d’être mû, d’être porté, d’être agi par d’autres forces que celles que l’on s’octroie.

     

    A contre-courant des discours, et de ce que l’on voudrait voir de mouvements libres dans la danse, j’aime enseigner la joie d’être un objet en mouvement. Nous pouvons désarmer la peur d’être libre, en nous sortant de la tête que nous aurions à être libre. Le CI m’a montré cette voie.

     

    La peur de sortir des idéologies

    Une autre peur habite notre pratique. On la devine dans les discours produits autour des danses, par les contacters eux-mêmes. Elle pointe souvent son visage au cœur des sharing circles. Cette peur, c’est celle qui nous fait dire ce que nous devrions penser de notre expérience, plutôt que ce que nous vivons réellement à travers elle. C’est la peur de quitter les grandes routes consensuelles de l’idéologie.

     

    Je suis assise et décris avec mon corps un point du cercle de parole. C’est la première, la dixième, la centième fois qu’à chaque fois j’entends fuser des évidences qu’on dirait partagées, et qu’à chaque fois une petite voix muette, en moi, s’égosille et étouffe.

     

    J’entends au-dehors l’apologie du CI comme véhicule de valeurs démocratiques.
    J’entends en moi une contrariété, des racines anarchistes dévoyées, et la voix enfantine de Lisa Nelson qui nous dit : « Relax with hierarchy. I love to be the follower ».

     

    J’entends au-dehors des envies de se faire du bien, du bien-être, du bien-devenir, d’être bien puis mieux après la jam. Et entre gens bien de croire que le CI ira sauver le monde.
    J’entends en moi une rayure sur un disque, un malaise devant la légitimité de ces postures, et puis quelque chose qui se casse. Merde les gars, c’est sérieux cette pratique ! Et grave comme une existence.

     

    J’entends au-dehors des gens qui aiment séparer le « corps » du « mental » (le gentil joli corps du grand méchant mental) : ouh, elle est vraiment très très vilaine cette tête qui nous oblige toujours à penser, alors que le corps c’est la liberté, c’est la spontanéité, la chose à lâcher dans la nature sans rênes et sans pilote. Ces gens semblent très sûrs d’eux et ils ont surtout très très envie d’être d’accord entre eux.

    J’entends au-dedans ma langue qui saigne : la douleur d’un langage qu’on maltraite pour le faire parler en pauvres catégories. Je pense à la poésie, à la résistance, à la fraîcheur des dissensus.

    Je ressors souvent des cercles de parole transformée en carré, avec si peu d’angles, et si bien arrêtés, que je n’arrive plus à prononcer que des lignes droites.
    Notre pratique est beaucoup plus intelligente que ce qu’on en dit, mais il est grand le courage qu’il faut pour faire cesser la ventriloquie des autres en soi-même.
    Je rêve d’une mallette d’auto-défense, d’un manuel de protection idéologique qui serait fourni avec la pratique, d’un appareillage critique qui nous armerait contre les dérives et les récupérations de tout ordre.

     

    Que fais-tu pour sortir des idéologies ? Que fais-tu pour sortir ta transmission des ornières idéologiques ?
    Acter qu’il n’y a pas d’implicite dans le studio.
    Oser de vraies explorations, plutôt que de s’adosser à des machines reproductives.
    Essayer cela. Qui n’est déjà pas facile.

     

    La situation de transmission que je connais le mieux facilite quelque part la tâche : il n’existe aucun implicite entre mes étudiants, la pratique et moi – aucune idée préconçue, aucune image, aucune expérience préalable dans l’univers des somatiques ou des pratiques expérimentales du mouvement en général. La plupart de mes étudiants rêvent de faire des chorégraphies comme Beyoncé.

    Un joli défi pédagogique dans la mesure où il n’y a plus aucune évidence : ni celle d’explorer le chemin de son attention (hein ?), ni celle de se connecter à autre chose qu’un miroir (hein ?), ni celle de produire un geste sans design préexistant (hein ?).

    A quoi cela oblige-t-il ?
    Cela m’oblige à formuler, à expliciter et à forger d’abord pour moi, puis pour eux, les outils de compréhension des techniques intérieures que nous mobilisons. Cela m’invite à tout reprendre depuis le début.

    Ce faisant, cela nous rend critiques, c’est-à-dire possiblement créateurs de nos propres outils. Nous ne sommes plus acculés à l’infinie reproduction du même, à la reprise irréfléchie (bien qu’opératoire) d’une pratique transmise par tel ou telle pédagogue et que l’on ressert comme telle à d’autres.

    Sortir des idéologies fait peur tant que l’on n’a pas en main les outils pour tracer sa propre voie. Et pour apprendre à apprendre, il ne faut pas oublier de désacraliser les méthodes transmises, de trouver la distance qu’il faut avec papa Paxton, maman Nancy, et tous ces magnifiques pédagogues qui ont foré une façon de comprendre le contact. Il y a un moment de désinvolture qu’il est bon à prendre.

     

    Connaissez-vous l’histoire du crocodile et de la philosophe ?
    1985. C’est une histoire vraie.
    Un crocrodile attaque sur une rivière du parc national du Kakadu en Australie une philosophe : Val Plumwood.
    Plumwood est seule en canoë. Attaquée pat le crocodile, elle tente à deux reprises de s’extraire de la rivière en s’accrochant à un arbre qui la surplombe. Deux fois, deux échecs, terribles : le crocodile la saisit à l’entrejambe et « lui fait subir le tourbillon sous-marin par lequel il asphyxie, sonne et annihile toute […] volonté de fuir chez ses proies ».
    Extraordinaire Plumwood. Baptiste Morizot raconte :
    « […] comme si la terreur n’avait pas entamé son intelligence, et, avec ce courage empathique, celui de continuer à réfléchir dans le chaos, de se décentrer de soi alors que la peur et la souffrance verrouillent chacun à soi, elle prend la décision exigeant la plus grande force d’âme : celle d’arrêter de se débattre – celle de se laisser filer, immobile, dans le courant.
    La ruse prend. » Plumwood est sauvée, blessée mais sauve.

    Voici une peur bien massive, avec une grande gueule.
    Plumwood en tirera une leçon : la peur n’est pas là pour nous inviter à nous dépasser, à prouver notre courage. Elle sert d’abord à prendre conscience de sa vulnérabilité.
    « Il ne s’agit pas de juguler la peur, mais de lui refuser le droit de dicter notre comportement et nos choix » .
    « Tu peux laisser la peur rugir en toi – sans rugir toi-même. Sans prendre la peur pour vérité de la situation, sans qu’elle n’entame le sourire attentif et l’intelligence sans ego, décentré, aux aguets, par laquelle on se rend disponible aux issues pacifiques possibles de toute confrontation ».

     

    Il faut chérir ses peurs. Ni les nier ni leur céder. Travailler avec.

     

     

    Qu’est-ce que la pratique du CI enseigne face aux crocodiles ?
    Nous avons vu qu’elle nous rend confiants en nos propres capacités,
    qu’elle nous donne des outils encapacitants.

     

    Ce qui est d’autant plus important aujourd’hui dans un contexte de multiplication des mares à crocodiles, des cages à ours, des parcs à loups, et de la peur généralisée qui les accompagne.

     

    Nous nous étions crus bien à l’abri, tout en haut de la chaîne alimentaire, et voilà que sont apparus ces dernières années (décennies) de nouveaux contextes mangeurs d’hommes.
    Je n’ai pas le temps de les détailler. J’en mentionne quelques-uns simplement
    pour donner idée des emboîtements d’échelles de la peur contemporaine
    et des habiletés que nous possédons pour y faire face :

     

    Face au contexte de la crise écologique, par quoi le risque de violents désordres climatiques fait ressurgir toute la contingence de l’imprévisibilité du monde ;
    Face à cette peur d’un monde qui se remet à improviser, nous sommes équipés de techniques d’improvisation qui nous apprennent la vigilance calme devant l’imprévu.
    Face au contexte de la crise économique et de la désindexation des valeurs, c’est-à-dire la prise de conscience que nos systèmes de valeurs (morales, esthétiques, financières) ne reposent sur rien. Sur rien d’autre que des affects de valorisation,
    nous savons la valeur du sol, et tout reconstruire à partir de son enseignement. Un système de valeurs incarnées, transpirées de la pratique, plutôt qu’édictées et exigeant un acte rationnel d’adhésion.
    Face au contexte technologique de la folle fluidification de tous les flux (de personnes, de capitaux, d’informations),
    nous savons mobiliser des savoirs de surfeurs s’insérant sur une vague. Absorber les accidents de terrain. Être mû – c’est-à-dire non pas acteur, mais négociateur parmi les forces en présence.
    Face au contexte politique des fragilisations démocratiques, des valses populistes et de la crise des migrants, nous savons faire vivre des communautés a-nationales, et pratiquer d’autres formes de l’habiter. Nous nous sommes décentrés : « nous » n’est pas une collection de « je ». Nous savons éprouver que « nous » est un « je » élargi, un « je » qui s’est ouvert, ouvert à ce qu’il n’est pas.

     

    Ainsi décentrés, logés dans les interstices du capitalisme, nous construisons des cabanes : comme les réfugiés, comme les anarchistes de la ZAD, comme les poètes, « nous imaginons des façons de vivre dans un monde abîmé ». Et nous ne craignons pas d’appeler cabanes (avec Marielle Macé) « des huttes de gestes, de pensée, d’amitié, de nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques ». « Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs. »

     

    Les peurs inhérentes à notre pratique
    S’inscrivent aujourd’hui dans un feuilleté de peurs massives, conjoncturelles,
    Qui forment notre nouvel horizon
    Avec lequel apprendre à vivre.

     

    Nous avons besoin d’apprendre à cohabiter avec la peur. Le CI nous donne-t-elle des armes ?

     

    Notre pratique trace a minima une voie pour
    A chaque fois
    Convertir la peur en confiance.

     

    Elle nous donne le pouvoir
    De réaliser ce tour
    Dont Victor Hugo parle dans Les Misérables
    Et sur lequel j’irai me taire :
    « Étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait ».

     

     

    > Cet article a d’abord été publié en verson anglaise sur le site contactquarterly.com. Nos remerciements à Lisa Nelson.

     

    Ouvrages inspirants pendant l’écriture, et cités ici : 
    Marielle Macé, Nos cabanes, Paris, Verdier, 2019.
    Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Paris, Actes sud, coll. « mondes sauvages », 2018.
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